La genèse

Ce spectacle est né de la rencontre entre Elie Guillou et Aram Tastekin, à Diyarbakir, dans l'Est de la Turquie. Le premier y menait des recherches pour son précédent spectacle Sur mes yeux (2018), le second y était comédien dans la troupe municipale. Puis, en 2017, menacé par le régime d'Erdogan, Aram a du fuir. Il s'est alors réfugié en France.

Dès son arrivée, les deux amis ont cherché comment mêler leurs voix dans un spectacle. A mesure qu'Aram apprenait le Français, Elie consignait dans un cahier des anecdotes, des fragments d'histoires, des idées. Lors des premières répétitions, le texte allait et venait encore entre Français, Kurde, Anglais et Turc. Mais chaque mot appris par l'un, chaque voyelle correctement prononcée, offrait à l'autre de nouvelles possibilités d'écriture.

Dès le départ, la personnalité d'Aram, solaire et burlesque, donnait à cette biographie des accents de comédie. Plus tard, la complicité enfantine du comédien avec le musicien Neset Kutas a encore renforcé ce trait. Mais la question de la loyauté se posait à eux : a-t-on le droit de rire, ici, de la guerre là-bas ? Et puis, un jour, au milieu d'une répétition, Aram a dit : « Au Kurdistan, pour un sourire, on dit 'Un morceau de révolution.' » L'expression liait l'humour et la résistance, le spectacle avait trouvé sa voie.

 

Photo : Murat Yasar. Graphisme : Christophe Hamery

 
 

Production, co-productions, soutiens

Happy Dreams Hotel est produit par Hé Ouais Mec Productions,

co-produit par l'atelier des artistes en exil, le festival Rumeurs Urbaines - Cie Le temps de vivre, la Maison du conte (Chevilly-Larue), le théâtre Antoine Vitez - Scène d’Ivry, le festival des arts du récit en Isère, le théâtre Berthelot - Jean Guerrin (Montreuil)

soutenu par le Strapontin (Pont-Scorff), la SACD - Copie Privée, le département du Val de Marne. Aram Tastekin est membre de l’Atelier des artistes en exil.

Distribution

Ecrit et mis en scène par Elie Guillou d'après l'histoire d'Aram Tastekin
Interprété par Aram Tastekin (récit, jeu) et Neset Kutas (jeu, percussions)
Assistante à la mise en scène : Noémie Régnaut
Collaboration artistique : Cécilia Galli
Regard extérieur : Rachid Akbal 
Création lumière : Coralie Pacreau
Production : Dylan Guillou

Entretien avec Aram Tastekin autour du spectacle

« Raconter en français, tout d’abord ça crée un sentiment étrange chez moi. Déjà je ne me sens pas libre, je ne peux pas improviser, et cela a même bloqué mon jeu d’acteur au début. Parce que je m’occupais toujours des phrases. Parfois il y avait des phrases que je comprenais mais je ne pouvais pas trouver des images pour les interpréter. Avec Elie et Noémie, dans le travail au plateau, on a changé ces phrases, il a réécrit en fonction de mes images intérieures, de ma façon de parler, de mes réflexes en kurde. Petit à petit, je suis devenu comédien à nouveau. Aujourd’hui, je peux dire que je parle en français mais que mon corps parle kurde : je parle français mais je suis toujours Kurde.

La grande nouveauté pour moi, ce n’est pas tellement de jouer un spectacle dans une autre langue mais de le faire par choix. Contrairement à la langue turque qui a longtemps été imposée aux comédiens kurdes. Quand la langue kurde était interdite, jouer en kurde c’était une prise de risque. Il a fallu attendre, dans les années 2000, que le parti kurde gagne plusieurs mairies dans la région du Kurdistan. Là, on a pu jouer en kurde. Mais ça n’a pas duré longtemps : en 2016, Erdogan a fait arrêter tous les maires engagés dans le parti kurde pour les mettre en prison et les théâtres du Kurdistan ont été fermés. Tout s’est arrêté. C’est à ce moment là que j’ai dû partir. Ce qui me faisait peur c’était de passer en prison sept années où j’étais jeune et où je pouvais être créatif. Après je me suis dit, je vais aller là-bas, en France et je vais utiliser ces sept ans pouvoir reprendre mes études, faire un doctorat, et continuer à faire du théâtre.

Quand je suis arrivé en France, je me suis posé cette question : est-ce que je suis parti seulement pour échapper au régime turc ou est-ce que je suis parti pour développer ma vie ? Au moment du départ, je n’étais pas en mesure de répondre à cette question mais une fois arrivé, j’ai compris que ce n’était pas une fuite mais bien une façon de poursuivre mon rêve : faire du théâtre. Au Kurdistan, j’étais comédien au théâtre de la ville, professeur au conservatoire, je tournais dans des films, je faisais du doublage... Mais c’était à peu près ce que je pouvais espérer de mieux dans ce milieu. J’avais un peu le sentiment d’avoir déjà réalisé mon rêve et que ma vie allait continuer ainsi.

Maintenant, je suis en France depuis presque trois ans et je peux dire que ça fait une année et demie que j’arrête de résister. Grâce à ça, j’ai commencé à réfléchir différemment de quand j’étais au Kurdistan... Si quelqu’un t’attaque, tu te défends. Si tu continues de te battre pendant des heures comme ça, tu ne peux pas penser à autre chose, ton seul but est de te protéger. Cette distance avec le Kurdistan, et donc avec la lutte politique, me permet maintenant de réfléchir différemment. J’essaie de trouver d’autres manières de résister.

La résistance physique est quelque chose de très difficile : si tu résistes contre un ennemi très longtemps, que tu n’arrives pas à le vaincre, tu finis même par devenir comme lui... C’est le problème dans une partie de notre lutte. Dans la communauté kurde, la question politique est mille fois plus forte que la question culturelle. Ce n’est pas que la culture ne soit pas importante pour nous, mais chaque mois au Kurdistan, il arrive quelque chose d’horrible. Et alors on est obligé de faire des manifestations. Il ne nous reste plus d’énergie pour nous concentrer sur les choses artistiques. À la fin, ça nous assèche. Ici, je peux faire l’inverse, trouver d’autres façons de combattre que mon ennemi.

Pour cette raison, je suis content que notre spectacle parle d’autre chose que de la guerre. Il en parle un peu, bien sûr, mais c’est toujours par le côté. Au début, on ne savait pas ce qu’on allait raconter... Il fallait juste que ça soit une réponse à la question : je suis qui ? Je suis Aram, qui n’a jamais réussi à être Aram, mais qui a toujours voulu être Aram.

Je suis quelqu’un dont le pays a été colonisé et l’est encore jusqu’à aujourd’hui. Quelqu’un dont la langue et la culture étaient interdites. Quelqu’un qui a eu honte de ses racines kurdes, jusqu’à ce qu’il les comprenne complètement ; le fascisme turc nous fait nous sentir honteux. Avec Elie, on a commencé à trier les souvenirs. Il y a certains souvenirs qui sont très beaux, il y a certains souvenirs qui me font mal. Et puis on a commencé à tourner ça à la comédie. Au Kurdistan, on a un humour particulier : on est capable de raconter une histoire horrible et de faire rire les personnes qui écoutent, pas parce que c’est drôle en soi, mais parce que la situation décrite est absurde. C’est peut-être aussi un peu grâce à ça qu’on a trouvé cette forme légère mais qui garde toutes les questions dedans. À la fin, ce que ça raconte, c’est deux jeunes qui ont pleins de rêves. Une bonne vitalité, une bonne énergie. Oui, je veux vraiment montrer que le peuple kurde n’est pas seulement un peuple qui fait bien la guerre et qui est féministe. Avant d’en arriver là, on a beaucoup de choses très riches dans notre culture. Malgré tous les problèmes, notre culture a réussi à rester vivante. Et à mon avis, si le combat kurde est resté vivant jusqu’à aujourd’hui, c’est grâce à cette culture forte. Les Kurdes ont toujours habité dans la même aire géographique : région autrefois appelée Mésopotamie, aujourd’hui Kurdistan. Des peuples très différents sont passés là-bas, et chacun y a laissé un peu de sa culture. Il faut en faire du miel. »