La confiance

Je n’ai rien vu du camp. Les après-midi se sont enchaînées, toutes semblables, sur une terrasse à l’ombre, au premier étage d’un chalet à l’abandon. 

C’était un voyage à huis-clos. Il y avait les élèves, la traductrice et moi. La porte était close, les arbres masquaient le paysage. C’était un voyage sans but. On n’apprend pas la guitare en deux semaines ; on peut juste allumer un désir de guitare. Pour y parvenir, il faut dépasser toute une suite de maux : les doigts souffrent, la pulpe vire au rouge, la peau se creuse, les paumes et les tendons s’étirent sans précautions. Il faut aussi dépasser les répétitions laborieuses, la déception d’une corde qui grince… Pourtant, c’est vrai, au-delà de la main que l’on brusque, d’un muscle qui hésite, il arrive que l’on découvre un petit peu de musique. Là, l’enfant marque une pause ; un sourire risque sa blancheur.

C’est un détour. Le voyage n’était pas de musique mais, me semble-t-il, de confiance. Il fallait s’engager sur ce chemin d’oubli. Il faut oublier la première trahison pour pouvoir accepter un cadeau au présent. Les enfants devant moi – je les nomme tout de suite pour ne pas les trahir : Nishwan, Ferhan, Zeyna, Omer, Hînas, Nabil et Dilshad – ont des regards hantés. Ils ont vu ce qui ne se nomme pas. Ils connaissent mieux que moi la menace de l’Homme : sa haine, son plaisir dans la haine et sa grande lâcheté. Il faudrait, après ça, faire confiance à nouveau ? Tout est à protéger, même la misère, puisqu’elle aussi attire les convoitises. Ils l’ont dit à François qui, au rez-de-chaussée, enseigne la photo : Va-t-on vraiment faire une exposition ? La dernière fois, le professeur est rentré en Europe avec nos images, on ne l’a jamais revu.

Les premiers jours, par prudence, ils offraient à la vue de jolies carcasses d’anges. Silhouettes immobiles sur leurs chaises en plastique et n’osant même pas demander un verre d’eau. Très polis, très absents.

Exilés.

Il fallait s’affranchir du futur. D’habitude, j’emporte les enfants par le rêve : Bientôt à l’Olympia ! Tu verras dans deux ans ! Mais le rêve et le mensonge sont tangents. Une confiance en lambeaux ne peut pas s’y risquer. J’ai donc fait de mon mieux pour ne rien leur promettre. Presque rien. Trois heures de présence chaque jour, trois guitares qui resteront chez eux quand je serai parti, un accordeur, trois jeux de cordes neuves et quelques conseils pour inventer sa propre chanson. Le strict factuel. C’est difficile, cruel, d’occulter l’avenir lorsqu’on enseigne à des enfants mais ça a été, je crois, le point de départ de notre entente.

Ensuite, il fallait dire : je ne suis pas venu piller ton drame. Plutôt le signifier, sans le dire. Il fallait s’affranchir du passé. Ils m’y ont bien aidé. Ils ne sont jamais plaint, ni de la chaleur, ni de l’urgence qui me poussait à tout dire, tout montrer en même temps. Souvent, ils me demandaient de chanter quelque chose. Ils écoutaient attentivement puis, dans une pudeur adulte, s’éloignaient pour pleurer. Je ne posais aucune question, ils revenaient sans s’expliquer.

Grâce à ce va-et-vient de confiance tremblée, ces minutes brisées cousues les unes aux autres, le contexte flouté a laissé place à un peu d’action – mi mineur, do, sol, ré. Et les trois derniers jours, pendant quelques secondes, nous avons effleuré ce qui ressemble à la paix : vivre le présent pour lui même.

Dans un coin de Turquie, au milieu de la plaine, sur une terrasse en bois, un homme partage ce qu’il sait avec d’autres, plus jeunes, qui veulent bien l’écouter.

Diyarbakir, juin 2016