L’idée de ce livre est née à la suite d’ateliers de photographies menés par les photographes Gaël Le Ny et François Legeait dans le gecekondu (bidonville) de Ben û Sen, en bordure de Diyarbakir (Turquie). Initiés par l’association AKB, financés par la ville de Rennes, partenaire du développement de Diyarbakir, ces ateliers avaient pour objectif de permettre aux enfants de mettre en lumière, par la photographie, les modes de vie de leur quartier voué à la destruction dans le cadre d’un projet de ré-aménagement urbain.

Lorsque Gaël et François m’ont proposé d’écrire les textes du livre en regard de leurs images, j’avais déjà longuement arpenté cette combe et ces ruelles accidentées. Je l’avais fait en promeneur distrait, souvent pour me décharger de la tension militaire que l’on éprouve en centre-ville. Je n’avais rien pensé. J’avais beaucoup senti.

J’ai écrit avec les photos de mes amis étalées sur la table, repérant des récurrences, des motifs poétiques, faisant confiance aux formes, aux couleurs, au sentiment plus qu’à mon analyse. Une fois le texte terminé, Gaël m’a envoyé une étude socio-urbanistique réalisée dans le quartier par les ateliers de Cergy. L’étude se proposait de mettre à jour les liens entre cet urbanisme a priori chaotique et les modes de vie des habitants. J’ai été frappé de voir que leurs conclusions et les miennes se rejoignaient en tous points, la plus importante d’entre elles étant que cet urbanisme instinctif était parfaitement adapté à la vie sociale qu’il se proposait d’organiser. Il fallait donc consolider, rénover, réparer mais pas raser.

Loin de s’opposer, les approches poétiques et scientifiques se sont révélées être deux modes de saisie complémentaire du quartier. J’ai compris qu’elles pouvaient être mobilisées, à part égales, pour comprendre le monde. Depuis, quand l’une s’essouffle, je tente de faire confiance à l’énergie de l’autre.

Extrait :

 

“Le promeneur arrivant à Diyarbakir par les rives du Tigre a l'impression d'approcher un village. D'abord, quelques carrés de terre remuée sur lesquels on devine un semis récent ; plus loin, des cahutes, briques et basaltes, entassées de part et d'autre du vallon ; entre les deux, un vieil homme en tenue traditionnelle surveille le grain d’un œil tranquille. Il n'a ni pelle, ni bêche, juste une canne en bois brut soulignant son autorité patriarcale. C'est le gardien de la lenteur. Il vérifie l'adolescence de l'herbe, la tranquillité du blé, le débit du ruisseau... vitesses constantes sur lesquelles les mues de la ville n'ont aucune prise. Ses journées, toutes identiques, ne sont rythmées que par le clic clic du taqli qu'il balance entre ses doigts. Un passant le salue d'un geste de la main ; une femme lui propose un pain fraîchement cuit ; dans l'ensemble, on le laisse tranquille. On ne veut pas le déranger dans sa tâche, cruciale pour l'équilibre de ce quartier qui rechigne encore à entrer dans le siècle : ne servir à rien.

Lorsqu'on l'interroge, le gardien parle volontiers de son passé paysan. À l'époque, il habitait dans la montagne ; il possédait un troupeau de chèvres et quelques hectares de terre, petit domaine sur lequel l'existence était laborieuse mais saine. En une nuit, il a vu sa maison et ses cultures disparaître dans les flammes. L'armée turque était alors au début d'une vaste offensive visant à séparer le PKK de ses soutiens montagnards ; en quelques mois, elle a brûlé plus de quatre mille villages. Jetés sur les routes, des milliers de paysans, bergers et résistants se sont installés à la hâte en bordure des grandes villes, fondant ainsi les premiers gecekondus*.

De cette vie, le vieil homme a conservé une science rurale, une intuition de la sobriété qu'il applique maintenant à ce bout de banlieue. Si certains de ses descendants ont adopté un mode de vie plus urbain, d'autres perpétuent son héritage avec vigueur. Entre les deux univers, Ben Û Sen balance. Huit femmes élaguent des branches que sept enfants assemblent en fagots ; six adolescents se disputent un smartphone ; cinq vieilles dames s'affairent près du four à pain tandis que quatre hommes forgent, réparent ou entassent du bétail hurlant dans de petites pièces sombres. Au milieu de ces allées et venues, trois poules, deux chèvres et un camion benne. Malgré l'agitation, il règne ici une tranquillité singulière : les rencontres, les çai et l'ouvrage se mêlent intuitivement, donnant à la journée une souplesse précieuse. S'il n'y a pas de travail, il n'y a pas de chômage. Quiconque s'est foulé la cheville dans un escalier en ruine est autorisé à en superviser la réparation  : on emprunte du ciment chez un voisin, une truelle chez un autre et le complément de main d’œuvre auprès d'un neveu revenant du lycée ; une demi-journée de travail plus tard, le trou est rebouché. Cette pierre saillante au milieu de l'escalier le prouve, le savoir-faire n'est pas réparti aussi équitablement que la bonne volonté mais c'est au prix de ces approximations que le quartier évolue. S'il fallait attendre les experts...” (Extrait de Ben û Sen - éditions de Juillet)

ISBN : 978-2-36510-041-0 - Parution Mai 2015